29 - Willma Even
Tu as oublié tes armes à la maison, mais qu'à cela ne tienne : tu as du parchemin et du fusain, tu vas les dessiner, c'est pareil !
Cher journal,

Aujourd'hui encore avec maman nous avons été rendre visite à grand-père. Il se fait vieux, tu sais. Ses mains tremblent parfois, ses sourcils se froncent lorsqu'il tente de faire revenir un morceau de sa vie à sa mémoire. Encore aujourd'hui dans son fauteuil, je n'ai pu m'empêcher de le regarder longuement. Au sourire qu'il me rendit, je suis qu'il avait compris ce que j'attendais de lui. À son tour maman a soupiré puis levé les yeux au ciel. C'était le signal que j'attendais. Le signal que tout allait commencer.

« Mais puisque je te dis que c'est vrai ! » Grand-père a frappé du poing sur la table. Des centaines de fois il m'a raconté cette histoire et des centaines de fois je l'ai écouté avec avidité, cette fois-ci encore. « Écoute-moi bien Luc, ta mère ne me croit pas mais je sais que toi, tu sais que je ne suis pas fou. C'est comme ça que j'ai survécu à cette bataille ! » Est-ce que je le croyais réellement, je ne sais pas. J'ai l'impression qu'avec maman, c'est devenu au fil des années un jeu entre eux. Elle soupire et lui raconte, modifiant à chaque fois un élément pour améliorer son histoire. Le dessin au-dessus de la cheminée atteste d'une partie de véridicité. Au voile qui passa devant ses yeux, je sus qu'il plongeait dans ses souvenirs, qu'il les voyait défiler comme s'il les revivaient.

L'aube se levait tout juste sur le camp. Après la catastrophe de la semaine passée en attaque de nuit, leur supérieur a refusé qu'ils recommencent. Il faut dire que pour être une surprise, ce fut une surprise ! Entre ceux qui oublièrent de se réveiller, ceux un peu amochés à cause d'une partie de nuit au milieu des bouteilles et ceux qui, encore ensommeillés, trébuchaient à chaque pierre au sol, l'armée adverse avait bien rit et ils étaient rentrés en nombre inférieur. Hors de question de remettre ça cette fois-ci ! Ce ne serait pas de nuit, mais à l'aube. La relève venait tout juste d'arriver, laissant le bataillon catastrophique retourner vers l'arrière. On entendait le tintement des armures que l'on installe, des affaires que l'on regroupe. Pour une fois ils étaient de bonne humeur et plutôt bien réveillés. Le bilan serait sûrement plus positif. C'est de ce bataillon fraichement en place que Blaise Letrait faisait parti, avec son meilleur ami Amiel. Ils avaient encore pour eux la vigueur de la jeunesse, l'envie de se battre et l'insouciance de leur tout récent statut de soldat. Leur capitaine les avait alors regroupés, et tous ensemble ils partirent rejoindre le front.

Ce n'est que de longues heures de marche plus tard que Blaise s'arrêta, comme foudroyé par une vérité. « Amiel, mes armes !
- Ben quoi tes armes ?
- Bah j'les ai oublié à la maison, avant de partir !
- Mais par Flo, comment t'as fait ton compte ?! »

Il est vrai que pour oublier ses armes, il fallait le faire. Ce n'est pas une question de mauvaise volonté, mais plutôt le fait que Letrait était ? tête en l'air.
« Mais j'y suis pour rien moi, c'est l'petit qui s'est mit à pleurer avant de partir. Alors j'ai posé mes armes, j'ai été réveiller ma femme et je suis reparti.
- Mais sans tes armes.
- Mais sans mes armes.
- C'est bien beau, mais comment tu vas faire ? Le capitaine il te laissera jamais retourner chercher tes armes.
- Bah j'en sais rien. »

Amiel reprit sa route, laissant son ami réfléchir. Les retardataires étaient toujours mal vus. De son côté, Blaise ne bougeait pas. Comment se battre sans armes ? Il était absolument impensable de faire demi-tour. Non, la désertion ce n'était pas pour lui. Pour les faiblards sans courage oui, mais pas pour lui. On louait ses capacités au combat, sa virtuosité. Lui, Blaise l'Artiste ! L'Artiste ? L'art ? Mais bien sûr !

Amiel vit bientôt Letrait vers lui en courant, un parchemin dans une main, un fusain dans l'autre.
« Mais bon sang qu'est-c'que tu fais ? C'est pas le moment de dessiner !
- Ben si justement ! J'ai pas mon épée, je l'ai dessinée, c'est pareil !
- Ouais, bah va leur dire à eux, moi je t'attends pas ! »
Les premières troupes ennemies accouraient déjà vers eux. Les deux bras tendus devant lui, tenant fermement son parchemin, Blaise se mit à courir lui aussi. Pourvu que ça marche, pourvu que ça marche ? À sa plus grande surprise, un soldat s'arrêta en face de lui toute épée brandie, son arme scintillant de la lumière matinale.
« C'est une épée ça ?
- Bien sûr que c'est une épée ça. Qu'est-ce que vous pensez que c'est ?
- J'sais pas. Mais vous êtes sûr que ça peut tuer ça ?
- Pour dire, j'en sais rien. D'ailleurs, je peux vous emprunter la vôtre, d'épée ? Je crois que j'ai raté mes ombres. »

Les voilà donc tous les deux à s'asseoir, discutant ombrages et courbes. Deux ennemis réunis autour de l'art. Les parchemins volaient au rythme des différents croquis, les morceaux de fusain diminuaient à vus d'oeil. Ils s'entendirent si bien, que lorsqu'ils eurent obtenu un dessin d'épée digne de ce nom, la nuit commençait à arriver et les armées étaient déjà reparties.

« Tu vois Luc, parfois il n'est pas nécessaire de vouloir tuer son ennemi. Savoir parler de passions communes peut être bien plus efficace. »